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BOULEVARD

L'Ombre des Réseaux

LA LIGNE D'UNE VIE

écrit pour Arslab3, Cité de la Science et de l'Industrie de la vilette, octobre 1996

Ce texte s'articule en trois parties. La première énonce le principe fondamental en oeuvre dans toute la démarche de l'auteur et sans lequel on ne saurait comprendre le "pourquoi" d'une telle oeuvre. La seconde détaille les grandes lignes de sa mise en oeuvre dans les diverses manifestations de l'oeuvre en en présentant notamment les conséquences actuelles sur la démarche : lecture-unique et frustration. La troisième détaille le fonctionnement des deux parties précédentes dans une oeuvre récente : passage Qu'ai-ce qu'une brisure? La ligne d'une vie le poème s'inscrit, mais faut-il le rappeler, comme un projet sur la langue. Plus exactement un projet sur le sens par la langue, un sens foncièrement polysémique, le chemin le plus économique et le plus riche de la pensée. Or comment se présente la polysémie sinon comme l'association constructive des contraires ? Elle est l'expression d'un principe de moindre effort associé à une efficacité maximale Le sens ne peut s'y construire que par une brisure entre deux éléments contraires voire même parfois contradictoires. Que serait Dieu sans le diable ? Que serait la liberté de l'homme sans l'interdit ? Saurait-on concevoir le yang sans le yin ? une thèse sans antithèse ? C'est sur l'énonciation des contraires que se bâtit une religion, que se forge le mythe fondamental, que s'articule le raisonnement. Si tu veux construire il te faut casser. La construction polysémique repose sur une perception globale des contraires, l'un étant la face cachée, inéluctable, de l'autre. Toute manifestation de l'un est énonciation de l'autre. Mais la mentalité occidentale n'est pas l'orientale et si les contraires s'y pénètrent, s'interfacent et s'articulent comme les racines de l'arbre, c'est sur leur brisure, qui accomplit alors la transcendance, que s'élabore l'homme occidental ; Dieu domine le mal, Adam s'accomplit dans l'alliance et la synthèse ouvre la tension dialectique vers un ailleurs. Cette brisure, mode de raisonnement très profond de notre culture, n'est pas l'élimination d'une des composantes de la contradiction au profit de l'autre, elle est l'acte générateur d'un renouveau, d'une loi autre, l'acte de naissance de nouvelles modalités de fonctionnement comme le sont les brisures de symétrie que la nature dévoile, en de multiples occasions, au physicien (A moins que le physicien, occidental dans sa mentalité, ne projette dans sa compréhension du monde son propre mode de raisonnement). Cette brisure nous autorise ainsi à percevoir les contraires comme une dualité rhisomatique. Les ressentir, l'un et l'autre, intensément, c'est anticiper la force de la brisure et garantir la fertilité du bourgeon. Parcourt C'est dans ce sens, polysémique association de contraires, construit sur et menant à une brisure, que croît le poème. Non tel ou tel poème, non tel projet ou tel discours, toujours trop poli pour paraître vrai, mais tout l'engagement poétique, toute la démarche, réalisée de discours en poème, de jour en jour ; non la démarche mais toute la démarche. En chacune de ses manifestations. De virgule en virgule. Ici comme ailleurs. Car cette polysémie, inscrite dans le fonctionnement et la nature des parties de l'oeuvre, n'appartient pas au temps. Car cette polysémie, malaxée par l'expérience et la compréhension, est construite dans la durée de l'écriture, sur le fil qui sépare la réalisation de l'oeuvre de la recherche de l'absolu. En somme, une polysémie qui devient par l'écriture mais qui fonctionne structurellement lorsqu'advenue.

C'est sur cet agencement des contraires, et leur résolution dans la brisure, que se réalise l'écriture, domaine invisible au lecteur. Jeux de rapprochements, d'oppositions, de constructions et de détériorations telles sont les tâches accomplies dans le processus textuel, processus que manifeste la machine au lecteur. Processus temporel bien qu'inscrit sur l'écran, poésie de l'oralité bien qu'écrite. Mais processus irréversible. Irréversible non le temps d'une lecture, irréversible totalement-irréversible ; ici à lecture unique. Le processus textuel, identique pour chaque lecteur, façonne néanmoins, dans la durée des mises en oeuvres successives, un objet qui se construit dans une relation personnalisée, en lectures privées.

Mais brisure aussi que la lecture. Comprenons bien. Ce n'est un objet brisé (ou seulement brisé) qui s'offre à la lecture, pas plus qu'un objet sur la brisure, c'est la lecture elle-même qui brise l'objet qu'elle appréhende. Et pas seulement parce que toute lecture mutile les potentialités d'un texte, non, physiquement. Le lecteur ne peut s'approprier l'objet proposé à sa lecture que s'il en brise l'évolution de multiples façons. La perception de ces brisures, qui empêchent d'appréhender "pour en voir les possibilités" les objets textuels proposés, qui empêchent "d'expérimenter" le texte au sens ludique ou scientifique du terme (reproduire fidèlement un état des choses), peuvent générer un sentiment de frustration chez le lecteur. Que l'on ne s'y méprenne pas, cette frustration n'est pas la manifestation d'un tempérament sadomasochiste de l'auteur. Elle est le garant de l'activité créative du lecteur ; le principe de réalité n'est pas le principe de plaisir, l'erfahrung n'est pas l'expérimentation scientifique. Passage Venons-en à la description de l'état actuel de la démarche, le poème-à-lecture-unique passage, conçu pour être lu et relu en lecture privée même s'il n'a, pour l'instant, été présenté qu'en exposition. Le développement de l'oeuvre s'étale sur une dizaine de lectures organisées en trois phases. A chaque exécution, le lecteur démarre un texte animé qui dépend des lectures antérieures. La première phase est constituée de poèmes multimédias. Elle est l'occasion de mimer le comportement de la phase suivante (interactive). Elle joue donc un triple rôle : mise en place de la narration, manifestation au lecteur du dictionnaire et des règles syntaxiques en usage dans le texte (règles linguistiques et extralinguistiques, liées au graphisme et au fonctionnement syntaxique de l'interactivité) et enfin didacticiel de la seconde phase. Lors de cette phase, le lecteur a les choix suivants en début de chaque lecture : jouer le prologue, relire la dernière séquence ou lire la séquence suivante. Malgré son aspect narratif et peut-être même "familier", cette phase utilise les différences de nature entre textes-auteur (ce qui est écrit par l'auteur) et texte-à-voir (ce qui est appréhendé par le lecteur). Dans le textes-auteur, l'auteur arrange un matériau logique et joue sur les résonances, les anticipations, les synchronisations, les traces, redondances, bifurcations. Cette structuration est purement formelle et non liée à la durée qui s'écoule entre plusieurs lectures. Le lecteur est donc progressivement amené, pour garder le "fil" de la narration, à remplacer par le souvenir une partie du matériau textuel qui s'est achevé et qu'il ne peut relire. La mémoire est au coeur de la lecture, bien plus que le mécanisme de "compréhension immédiate". Cette compréhension ne s'établira que progressivement, lors des lectures successives au cours desquelles la narration évolue lentement, de manière analogue, à certains égards, à la dérive énergétique de la musique répétitive. S'installe un fonctionnement dans lequel la mémoire intervient, non sur ce qu'elle a compris dans l'instant, mais sur ce qu'elle comprendra en temps utile. L'erfahrung ne se construit pas dans l'instant mais dans la durée. Ainsi le fait que le logiciel "n'informe" pas le lecteur de son caractère didacticiel n'empêchera pas le lecteur de s'en rendre compte en situation de besoin. On conçoit dès lors que "Survoler pour voir" une séquence de passage est un acte qui n'a purement et simplement aucun sens, qui ne retourne que ce que renvoie le miroir transparent : un mirage. La seconde phase est constituée d'un texte unique. Au début de chaque lecture, le lecteur n'a plus que deux choix : rejouer le prologue ou lire la phase en cours. La relecture n'y est pas proposée car elle donnerait rigoureusement le même résultat à l'exécution que la "lecture" ; lire c'est relire. Une animation de texte permanente s'y déroule, au cours de laquelle le curseur de la souris peut apparaître pour une période fugitive et imprévisible. Lors de ces apparitions, certaines portions de l'écran sont actives sans qu'aucune indication sur le nombre et la localisation de ces zones ne soit donnée. Ces zones sont situées en des endroits sémantiquement pertinents ou mis en exergue par l'animation. Elles se déplacent donc avec cette dernière. Le double aspect syntaxique (linguistique/graphique) de l'animation est ici pleinement utilisé. La logique syntaxique de l'animation est suffisante pour réaliser l'économie d'une interface redondante. Rien, dans l'espace-temps du texte-à-voir qui se déroule à l'écran, ne doit sortir le lecteur de cet espace-temps. Notamment rien ne doit arrêter le déroulement continu de l'animation, jusque dans la gestion et le traitement des phases interactives. Voici donc le lecteur contraint à s'approprier le texte-à-voir pour y agir efficacement. Cette appropriation est à concevoir comme celle d'une musique. On n'attend pas que la musique soit terminée pour l'aimer, la comprendre ou la goûter. De même pour le texte. Lors donc, si le lecteur attend la fin de l'animation de la phrase pour "se faire une idée correcte" et réaliser "intelligemment" une action, il n'a malheureusement plus le loisir de le faire, l'interaction cesse avec l'animation de la séquence sémantique en cours : la lecture interdit la lecture. On pourrait considérer qu'alors le lecteur agit "n'importe comment" et que le texte se transforme en vain désordre. Il n'en est rien. Ou plus exactement seule la modalité de la lecture, propre à chaque lecteur, créera ce "vain désordre" ou au contraire cette "plante qui croît parce qu'on l'arrose". C'est l'attitude du lecteur qui fera basculer le poème dans un état ou un autre et non la volonté de l'auteur. Cette volonté n'est pas "accessible" par le texte, il serait vain de l'y chercher. On peut néanmoins l'expliquer ici. Toute l'écriture développée par les auteurs de L.A.I.R.E. est fondée sur le postulat que la lecture est avant tout un acte de vie, réalisé d'ailleurs dans un cadre très précis qui lui confère un statut d'acte créatif. La lecture est, au sein même du texte, la représentation symbolique transcendante de la vie ; la représentation d'un acte par un acte. Alors que la performance serait plutôt l'énonciation d'un acte par un acte. En somme, par sa lecture, le lecteur est sa propre représentation au sein du texte. La gestion de cette représentation par l'auteur ne peut être qu'un acte de communication. Acte privé et individuel. On conçoit mal dans cette optique que l'auteur prévienne le lecteur par quelque chose comme "attention, maintenant il te faut vivre!". Les auteurs de L.A.I.R.E. ne le font jamais et ne donnent jamais, par exemple, de mode d'emploi, même dans des situations textuelles inhabituelles. L'autre aspect qui rend possible un tel fonctionnement du texte-à-voir qui se déroule à l'écran est la gestion de la phrase dans une animation de texte. S'agissant d'une animation sémantique, l'information y est en perpétuel devenir, en situation métastable, toujours signifiante et jamais achevée, dont le point de départ, corollairement, n'est qu'un point d'entrée dans un flux et non l'équivalent d'une origine sémantique ; l'incipit n'est pas un zéro sémantique mais un fortuit initial. Un texte comme "à bribes abattues" explore cette proposition. Il est alors inutile d'attendre une hypothétique "fin" de l'animation pour se décider, celle-ci ne serait, au mieux, qu'un nouvel état métastable (appelé lui-même à se métamorphoser) et non une clôture. C'est cette dynamique de la métamorphose permanente qui interdit une relecture conçue comme la reproduction "à l'identique" d'un matériaux. Les actions du lecteur vont rythmer la métamorphose du texte. Ces actions sont interprétées par le programme comme autant de choix signifiants : choix de concepts puis choix de valeurs attribuées à ces concepts. Par exemple, à un moment donné, le fait de cliquer sur le terme "il" sera interprété par le texte comme une volonté du lecteur de réaliser un choix sur le genre. Il lui sera proposé ultérieurement, dans une inscription cohérente avec la dynamique de l'animation, une séquence présentant (toujours sous forme de textes animés) les trois valeurs possibles : masculin, féminin, neutre. L'action du lecteur introduira alors une information irréversible dans le texte. Celle-ci ne pourra en aucun cas être modifiée dans une lecture ultérieure, et, même si la suite du déroulement propose à nouveau au lecteur le "il" initial, celui-ci ne sera plus interactif. Dans cette seconde phase de passage, certaines séquences se présentent, de lecture en lecture, comme une adaptation progressive au désir du lecteur. D'autres séquences, celles qui réalisent l'adaptation, ne sont visibles qu'une fois. La phase apparaît globalement comme un processus interactif de construction d'un état stable "adapté" au lecteur en épuisant ses potentialités. Il se produit en fait un décalage entre l'action du lecteur et sa prise en compte par le texte. On assiste en quelque sorte à une interactivité différée. C'est ainsi que, lors du choix du concept, l'action du lecteur est mémorisée mais traitée en fin de séquence afin de garder une linéarité apparente de l'animation. Par ailleurs, seules les implications syntaxiques des choix du lecteur sont traitées dans cette phase, les implications sémantiques sur le texte-à-voir proposé à sa lecture ne sont traitées que dans la troisième phase. Paradoxalement, au lieu de placer le lecteur "à l'intérieur du texte", l'interactivité crée une distanciation supplémentaire entre le lecteur et le texte. Si le lecteur n'utilise pas ses possibilités d'action, le texte interprète cette absence comme une volonté du lecteur de ne pas agir et évolue en fonction de cet élément. Le lecteur ne peut pas ne pas lire, caractéristique cohérente avec le rôle de représentation particulière au sein du texte que joue la lecture. La représentation s'accommode mal d'une absence de représentation!

Si la seconde phase fonctionne comme un hypertexte qui se bloque progressivement sur une solution unique, syntaxiquement générée, la troisième phase est un véritable générateur qui ne produit pourtant qu'un seul texte-à-voir. Ce fonctionnement générateur n'apparaît donc pas à la lecture, le lecteur ne pouvant le détecter que dans une confrontation du résultat obtenu avec ceux obtenus par d'autres lecteurs. Cette troisième phase n'a pas, contrairement aux précédentes, de caractère irréversible. Elle se présente sous la forme d'un texte animé des plus "classiques". Ici aussi, pourtant, le texte s'inscrit dans la durée. Le texte-à-voir qui se déroule à l'écran possède en effet une "histoire". Il est corrélé aux phases précédentes qui l'ont, de fait, engendré, cette "histoire" n'existe que pour le lecteur particulier qui les a lues et pour aucun autre. La mémoire y joue encore un rôle important. Nul doute, bien sûr, que celle-ci ne s'estompe au cours du temps, et que le lecteur ne se souvienne plus, au final, que de l'existence des phases précédentes. Le poème portera alors en lui cette caractéristique inéluctable : "le texte a été lu". Plus de choix particulier au début de chaque lecture dans cette troisième phase. Les informations introduites par les actions du lecteur dans la phase précédente y sont interprétées comme des informations réfléchies et sensées, comme une connaissance acquise sur le lecteur. Le générateur les utilise pour générer, non une animation miroir de la volonté supposée du lecteur, mais une animation réponse de l'auteur, conçue comme un échange avec ce lecteur. Dans cette troisième phase le poème s'est ainsi "moulé au lecteur" comme peut le faire une conversation.

Il ne faudrait pas se méprendre et considérer le traitement de l'interactivité dans les deuxième et troisième phases comme un exercice d'Intelligence Artificielle appliquée. Celui-ci serait d'ailleurs un échec puisque rien ne garantit la validité de l'interprétation sémantique effectuée dans la troisième phase. C'est sur le mode symbolique, dans l'ordre de la représentation, qu'il faut considérer cette interprétation. L'existence du traitement génératif (c'est à dire par calcul plutôt que par branchement pré-réalisé) des actions du lecteur est la représentation de la transformation que le vivant effectue sur son environnement, transformation elle-même représentée par une transformation. L'existence de l'interprétation sémantique des actions du lecteur selon des modalités prévues et calculées par l'auteur (le texte-à-voir généré étant compris comme la réponse de l'auteur) est la représentation symbolique de l'auteur lui-même. Le processus complet devient ainsi la représentation symbolique de la communication individuelle et le côté "Intelligence Artificielle ratée" du projet n'est pas sans rapport avec le côté dramatique inhérent à tout rapport humain puisque contestation, réfutation et incompréhension ne sauraient être absents de tels rapports. Ainsi la brisure, palpable de façon plus paroxique dans la seconde phase de passage, s'inscrit-elle comme dramatique.

Ph. BOOTZ, 26/10/96

 

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